Joseph Lagier

31 mars 2022






u es né dans une ferme. A domicile. En amont d'un petit village, juste après la forêt. Quelque part dans les Alpes, le long des montagnes encore enneigées, au dessus de Gap, en plein coeur du Valgaudemar.

Tu es le dernier fils. Le neuvième enfant. Ton père, un homme dur et rustre de la campagne, se désintéresse de toi et repart diriger les travaux dans les champs. Ta mère, une femme douce avec un joli prénom, Léoncie, imagine déjà ton avenir tandis qu'elle te berce. Ta venue est une aubaine pour elle. Neuf enfants, c'est suffisamment de bras pour la ferme. On peut désormais se permettre d'élargir son influence. Alors, on décide que tu seras prêtre, plus tard. Le second de la famille. Comme un de tes grand frères, son préféré, qu'elle a baptisé Léonce. 

Tu n'as que quelques semaines, mais tu refuses de te nourrir. Ils te croient de constitution fragile. Ils t'ont peut-être déjà enterré, tu ne vivras pas longtemps. Mais heureusement, il y aura les idées de la voisine. Qui avait compris que tu ne supportais pas le lait. Et qui avait conseillé à Léoncie d'essayer la soupe de gaudes, un vieux mélange simple de farine diluée dans de l'eau. Et c'est la soupe de gaudes qui t'a sauvé. 






on enfance, tu l'as passé dans les champs, avec tes frères et soeurs. Je n'ai jamais su si on t'avait appris à tordre le cou aux lapins et à plumer les poules. Je crois que tu étais plutôt celui qui allait garder les moutons, et bien plus tard, les vaches. A l'école élémentaire, tu étais au pensionnat, à Gap. Tu me le disais tout le temps, quand on passait en voiture devant la vieille bâtisse. Le week-end, tu rentrais chez toi à pieds. 25km, avec des pas d'enfants. Dans la neige, l'hiver. Tu me racontais aussi que tu préférais en hiver parce que vous vous fabriquiez des ski en bois pour rentrer plus vite.

Ils t'ont inscrit au séminaire. Tu n'as pas trop eu le choix. Faut dire que c'était la gloire pour une famille, quand un de ses enfants faisait le séminaire. Signe ostentatoire de richesse. Alors quand c'était deux enfants qui faisaient le séminaire, c'était d'autant plus triomphal. Ça marchait pas trop mal les affaires, dans la ferme. Le domaine Lagier, c'était un domaine riche. Il employait des garçons de ferme et des domestiques. Parfois plus jeunes que toi. Et comme eux, tu vouvoyais tes parents.

Un jour, tu t'es fais avoir par une fille. T'étais adolescent, promis à une vie de chasteté. T'es tombé amoureux d'elle. Tu l'as sans doute embrassée dans les champs. Elle a profité de ta naïveté. Elle t'a volé ton porte monnaie.






t puis, l'année suivante, il y a eu récidive. La ferme louait quelques hectares à la municipalité. Qui l'avait prêté à une petite structure d'accueil pour enfants défavorisés. Cet été là, ils venaient de Marseille. Une colonie de vacances s'est installée dans le domaine, là où ça ne gênait personne. A la ferme, on avait de la place, beaucoup de place.

Tu l'as rencontrée dans un champ. Tu t'es avancé vers elle, il a du te falloir beaucoup de courage. C'était la monitrice de la colonie. Elle avait moins de 20 ans. C'était dans les années 50. Et c'était ma grand-mère. 

Elle aussi, elle se destinait à Dieu. Mais pour les femmes, c'était pas le séminaire. C'était le couvent et les bonnes oeuvres, pas la théologie. On l'a vite sortie de ses rêves. Parce qu'elle était orpheline, et qu'il fallait qu'elle gagne de l'argent.   

Toi, tu t'es mis à douter. Tu l'aimais bien la petite Mathilde. Ça faisait deux fois, que tu pensais à autre chose qu'à Dieu. Peut-être qu'au fond, le séminaire, ce n'était pas fait pour toi ?






t puis, il y a eu la guerre. Pas celle de 39-45, non. La guerre d'Algérie. Tu as été enrôlé. Malgré ton jeune âge. Pour transiter, t'es passé par Marseille. Ça t'a fait repenser à la petite Mathilde. Tu n'avais pas oublié son adresse. Tu l'as cherchée, et tu l'as retrouvée, dans le dédale des rues qui n'en finissaient plus. Ça n'a pas du être facile, sans aide, pour un gars de la campagne qui n'avait jamais vu la grande ville.

Vous vous êtes écrits, pendant la guerre. Ça a duré plusieurs années. Tu lui as raconté le bateau. L'horreur sur le bateau, la tempête, tous les soldats qui vomissaient leurs tripes. T'as jamais pu revoir le moindre bateau sans y repenser. Je t'ai vu pleurer, sur les premières scènes de Titanic, au cinema, quarante ans plus tard. Tu lui as raconté l'horreur des balles. Mais pas trop non plus. Ça n'a jamais été ton truc, de parler, de t'exprimer. Pourtant, tu as du en voir, des choses. Dans l'armée, tu étais photographe. Et tu étais chargé de tenir les registres, de rédiger les avis de décès.

L'an dernier, on a retrouvé une photo dans la bibliothèque familiale. Une des dernières qui n'avait pas été jetée. Il y avait trois soldats morts sur la photo. Des angles terrifiants de bras et de nuques. L'un d'eux avait été détroussé de ses chaussures, de son pantalon, son sexe nu baignant dans la boue.

Mamie elle a tout pris, et elle a tout brûlé. Au lieu de donner ces documents historiques à un musée. Elle avait sans doute peur que quelqu'un puisse reconnaitre un des soldats sur la photo. Et que ça lui fasse mal, de voir un être cher dans cet état. Alors elle a tout réduit en cendres. Comme pour oublier que c'était toi qui avais vu ça. Comme pour oublier que son mari avait vécu les horreurs de la guerre. 






n a jamais su si c'est la Guerre ou si c'est les envies d'avenirs avec la petite Mathilde qui t'ont éloignés de Dieu. Mais quand tu es rentré en France, quand tu es revenu dans les Alpes, tu as annoncé à ta famille que tu quittais le séminaire, et que tu partais épouser une marseillaise et vivre à la grande ville. Je ne sais pas ce qui a du heurter le plus tes parents. La fin du séminaire, le départ de la grande ville, ou le fait d'épouser une... marseillaise. On ne les a jamais trop aimé les marseillais, dans les Alpes.

Tu as vite trouvé un emploi. Chez Cetelem. En homme respectable, dans un bureau sur le Prado, un costume trois pièces et une cravate, les cheveux toujours bien peignés comme dans Mad Men. Sacrée revanche pour un petit garçon qui trayait les vaches.

Tu as du suffoquer dans cette nouvelle vie. Toi qui aimais l'air frais des montagnes et adorais les gravir, le pas alerte. Toi qui raffolais tant du contact de la nature. Une fois passés la découverte du tram et des jolis monuments, Marseille a du te sembler sale, oppressante, irrespirable.

Tu aimais beaucoup aller à la mer. Te baigner, nager, marcher dans les calanques. Le littoral te plaisait. Mais ta femme, qui n'a jamais su nager, avait une peur panique de l'eau. Alors, tu ne les a pas souvent connues, ces journées à la plage, typique des souvenirs de tous les marseillais.  






hez Cetelem, tout le monde fumait et les femmes, manucurées et brushing impeccable, portaient des tailleurs Chanel. Je ne sais pas si tu aimais ce milieu, toi qui ne supportais pas la cigarette, n'aimait pas les blagues salaces et t'étais sans doute converti au café pour faire comme tout le monde. Le machisme ambiant entre collègues sur les femmes, ça devait y aller.

Mais toi, tu appelais la tienne une fois par jour au téléphone pour lui demander comment ça va. Et puis le midi, tu retraversais toute la ville à moto pour pouvoir rentrer manger avec elle. Un jour, tu lui as fait part de la différence d'élégance entre les femmes de ton travail et elle. Elle t'a balancé une assiette dans la tête en guise de réponse. 

La tienne de femme, elle était plutôt engagée. Militante, battante, sanguine. Tu ne la croyais jamais capable. Mais elle y arrivait tout le temps. A prendre la parole en public. A organiser des événements. A manifester contre la peine de mort. A faire bouger les choses. Et toujours, elle t'impressionnait. 

Peut-être que c'est le jour de la presque obtention de son diplôme qu'elle t'a le plus impressionné. Autrefois femme de ménage, aujourd'hui infirmière. Sacrée revanche pour une orpheline née dans les quartiers malfamés de la Belle de Mai.






e moment fort de la semaine, c'était le week-end. Le temps venu de prendre la route. On entassait tout dans la deux-chevaux. Les trois enfants, le chat, les valises, la tente de camping. Et on roulait pendant des heures vers le Champsaur.

Le lien maintenu avec les Alpes, clairement, c'était pas toi. C'était elle. Comme beaucoup d'hommes tu avais tendance à mener ta vie de ton côté. Mais c'est sans doute parce qu'elle savait qu'elle t'avait coupé de tes racines qu'elle mettait un point d'honneur à tous les appeler pour leur donner envie de vous voir. Et de raffermir le lien familial.

Je me rappelle que quand on allait rendre visite à la famille dans la ferme, tu nous menais plutôt dans les champs ou dans l'étable, voir les animaux. Tu nous disais de ne pas entrer dans la cuisine. A cause de l'odeur. Parce qu'elle restait imprégniée sur les vêtements.






uand tes parents sont morts, tu as touché une petite somme d'argent en héritage. Le partage des biens ne s'était pourtant pas fait équitablement. Et, étant le plus jeune, c'est toi qui avait touché le moins d'argent. Beau sens de la justice, dans les Alpes. Qu'à cela ne tienne. Tu nous as offert le plus beau des cadeaux avec cet argent. Tu as bâti ton propre héritage.

Vous avez acheté une bergerie, dans un village reculé de Provence. Ils vous l'ont vendu en l'état et c'est vous-même qui avez du déblayer le foin et les auges pour décrasser la vieille grange en pierres apparentes. Là, dans ce coin du paysage, vous avez construit une maison sur ces fondations séculaires. Un peu rustique, mais pleine du charme de l'ancien temps. Sans grand confort, mais avec cachet, veillant à bien garder l'esprit champêtre. Elle est devenue notre adorée maison de campagne du Vaucluse. Notre plus beau patrimoine. lci, on a vécu, on continue, et on continuera de vivre quelques uns de nos plus beaux moments.







u n'as jamais été un grand bavard. Plutôt discret, souvent en retrait, tu ne donnais pas souvent ton avis. Ça te rendait caverneux, plutôt rêche, et un peu bougon. On rigolait beaucoup quand tu t'énervais au volant, c'est à dire chaque fois que tu montais dans une voiture. Derrière ce silence se cachait pourtant, comme souvent chez les introvertis, une vie intérieure très riche.

L'amour de la culture dans la famille, je pense qu'il nous vient de toi. Je t'ai souvent vu lire. Jamais un roman. Mais toujours une revue, une encyclopédie, un journal, un magazine.
Ton orthographe, parfaite. Tes tournures de phrases, impeccables. Tes informations, toujours sures. Tes mots, toujours dans l'exactitude. Tu aimais bien expliquer. Transmettre ton savoir.

Je me souviens des après-midis d'été où on s'installait dans le courant d'air entre deux portes ouvertes pour regarder les films de Marcel Pagnol qu'on insérait dans le magnétoscope. Jean de Florette, Manon des Sources. Mais surtout La gloire de mon père et Le château de ma mère. Ça nous plaisait autant qu'à toi, et je crois bien que ça te rendait fier.

C'était toi qui avait la lourde tache de venir me chercher et de me ramener à l'école. Tous les jours de la semaine, deux fois par jour. On a passé en tête à tête une demi heure par jour pendant presque une décennie. On a pas souvent parlé. C'était étrange. Tout était dans le non dit.







u aimais bien construire des choses de tes mains. Toujours des petits objets. Souvent rustiques, en lien avec la campagne. Tu t'étais aménagé un établi dans une pièce de la maison. Tu t'y enfermais souvent pour sculpter, couper, polir, construire. Le bois, c'était ton matériaux de prédilection. Tu trouvais ton inspiration, tes envies de modelage dans la nature.
Tu ajoutais à tes maisons en bois des tuiles faites avec des morceaux d'ardoise trouvés dans les ruisseaux des Alpes.

Je me rappelle que tu m'aidais à tracer sur papier ce que je n'arrivais pas à fignoler toute seule. Les premières techniques de dessin, c'est toi qui me les as apprises. Le dessin, ce n'est pourtant pas quelque chose que tu aimais bien, mais ça t'aidait souvent à réaliser ce que tu avais dans la tête. Il faut dire que tu avais des prédispositions pour ça. Tu n'étais pas très imaginatif, mais tu avais le trait juste.

C'est toi qui m'avait fait découvrir les rosaces, l'esthétique dans les formes géométriques. Je me rappelle des compositions qu'on faisait ensemble avec du papier vitrail. A quel point ce papier, que tu m'avais fait découvrir, m'émerveillait. Ces couleurs sombres cernées de noir hantaient mon regard pendant des heures.






'ingénierie te passionnait. Quand on partait pique-niquer à la campagne, et qu'on s'installait près d'une rivière, il fallait toujours que tu construises un moulin à eau. Je me souviens que tu regardais, fasciné, la force hydraulique maitrisée par la main de l'homme. Pour mes cousins, tu avais construit une série de véhicules en bois, tous plus élaborés les uns que les autres. 

C'est toi qui m'a appris à lire l'heure. Tu avais dessiné des petits schémas pour m'aider, et plein de petites horloges pour que je m'entraine. J'étais si fière d'enfin comprendre ce savoir qui m'échappait.

C'est aussi toi qui m'a appris à situer ma droite et ma gauche. Ça, c'était plus compliqué. J'avais beau être la première de la classe et avoir les meilleures notes, placer les repérages spatiaux sans hésiter, j'avais du mal à y arriver. Il avait fallu que Mamie m'offre une bague, portée tous les jours à la main droite, pour que j'apprenne à mieux la distinguer, cette fameuse droite.






uand on était pas en partance dans le Vaucluse ou dans les Alpes, coincés à Marseille, tu nous amenais dans les collines de la ville. Celle qu'on a le plus arpenté, on la voyait depuis la fenêtre de l'appartement. On a jamais su son nom. C'était la colline du 10ème arrondissement. Au sommet, trônait un arbre, solitaire. On pouvait l'apercevoir en attrapant les jumelles. On l'avait baptisé le petit arbre de Papy. Comme s'il était à nous. Comme s'il t'appartenait.

On y montait souvent. J'adorais aller y ramasser les arbouses en automne. On traversait les carrières de pierre, on débouchait dans les stands de tir désaffectés, on collectionnait les cartouches en laiton des balles qu'on trouvait par terre. Tu nous guidais dans les ronces et les herbes de Provence, et à ta suite, on crapahutait dans les rochers. Arrivés au sommet, la vue était imprenable. Tout Marseille se dessinait à perte de vue. On y déposait la main, sur le petit arbre de Papy, comme pour attester qu'on y était arrivés. On s'installait là-haut et on se glissait sous l'ombre de l'arbre pour y manger notre gouter. On avait l'impression d'être sur le toit du monde.

On aurait jamais pensé que tu allais mourir si jeune.







u t'es éteins avant l'arrivée d'internet dans les foyers. C'est triste, parce que toi tu aurais tellement adoré internet. Le savoir à portée de main, ça t'aurait plu, toi qui consultait tout le temps le dictionnaire et aimait ouvrir ton encyclopédie. Tu aurais réappris par coeur le nom des plantes des vallées des Alpes. Tu te serais rappelé du nom de tous les sentiers. Tu aurais retenu l'histoire des vieilles pierres des églises.

Tu aurais découvert autrement l'infinité des routes de France. Tu aurais pris plaisir à choisir laquelle tu voulais emprunter, dans la joie de partir à la rencontre d'une nouvelle région, d'un nouveau pays, et même d'un nouveau continent. Tu aurais clairement passé toutes les journées de ta retraite sur google maps, switchant entre le mode plan et le mode street view, toi qui adorais la cartographie des territoires.






oi j'ai pas eu le temps de développer un vrai lien basé sur l'affinité avec toi. Je sais bien que tu me voyais comme la gamine un peu pénible, qui n'avait pas les mêmes goûts que les autres et ne pensait pas comme tout le monde. Celle qui posait les question dérangeantes, faisait froncer les sourcils, remettait tout en question. A l'opposé de la docilité de ton éducation. Y penser aujourd'hui me rend tellement amère.

Ce que tu auras retenu de moi n'était pas ce que j'étais. Et je porterais toujours un peu le deuil de ce triste état de fait. Au plus les années passent, au plus mes questions, mes goûts, mes préoccupations recoupent les tiennes. Et j'aurais tant aimé m'asseoir et discuter un peu de toutes ces choses avec toi. Que tu me redises le nom des sommets du Champsaur, que tu m'indiques les meilleurs sentiers pour apprendre et redécouvrir ta chère Provence. Qu'on parle des beaux endroits à visiter dans le monde et des meilleures techniques et outils pour façonner les formes sur papier, en volume et dans le bois.


31/03/1936
31/03/2002





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