L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage ◆ Haruki Murakami

18 oct. 2017





J'avais commencé par prendre en grippe ce roman. Pour l'horrible couverture de son édition poche qui a longtemps trôné partout en tête de gondoles et me faisait littéralement fondre les yeux. C'était épidermique. Le nom à coucher dehors du roman n'aidait pas non plus. Seul le nom de l'auteur, Murakami, était atrayant dans cette histoire. Mais non, il aura fallu le hasard et une certaine force de persuasion (aka la video de la booktubeuse Lemonjune) pour me faire ouvrir ses pages.




Le pitch : Tsukuru Tazaki est un homme sans couleur. Il le dit lui-même, se ressent comme tel. Cette révélation lui vient de son adolescence. Il faisait alors parti d'un groupe de cinq amis où les autres membres portaient tous un nom de couleur. Excepté lui. Il y avait Bleu, Omi, Rouge, Akamatus, Blanche Shirane, et Noire, Kurono. Ensemble, ils partageaient une amitié pure et sincère, aux liens soudés et qui semblait être de celles qui étaient vouées à durer toute la vie. Seulement, un beau jour, ses amis annoncent à Tsukuru qu'ils ne veulent plus jamais le voir. Sans lui fournir la moindre explication. Lui même n'en demande pas. 

Mais Tsukuru Tazaki de ce jour, est devenu incolore. Il s'est enfoncé dans la dépression, le vide, a vécu comme mort pendant seize ans. Et à 36 ans, Tsukuru porte toujours les marques de ce rejet brutal. Désireux de s'en affranchir et sous l'impulsion d'une nouvelle femme entrée dans sa vie, Tsukuru décide de confronter le passer pour comprendre, et briser la frontière invisible qui le maintient hors du monde.


Les thèmes
l'amitié  le rejet  le temps qui passe  l'absence
la dépression  le passé  l'intuition  la nostalgie 




Haruki Murakami avait déjà fait ses preuves avec moi. J'avais beaucoup aimé l'ambiance étrange et oppressante de 1Q84, qui m'avait tenue en haleine et fait réfléchir sur trois tomes. Auteur japonais le plus traduit, Murakami a su séduire le monde occidental avec son style où se rencontrent fantastique, enquête policière et réalisme contemporain.
Un peu comme le flou Modiano. Mais avec du fantastique en plus, distillées par petites touches.

On retrouve en quelque sortes la patte littéraire de l'auteur dans L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, qui traite pourtant d'un sujet tout à fait différent. Ici il ne s'agit pas d'une autre réalité que celle, banale, d'une trajectoire de vie sans heurts. Personne ne s'évadera dans des mondes fantastiques. Du moins, pas de ce que j'ai cru comprendre.

Tous ceux qui ont a l'adolescence connu une forte amitié pourront se reconnaitre dans ce récit. Tsukuru n'avait rien de bien particulier. Jeune homme lambda et assez solitaire, c'est par hasard qu'il en vint à faire partie d'un groupe d'amis aux liens très forts.
De mon côté je faisais moi aussi partie d'un groupe de cinq amies unies comme les doigts de la main. Bien que nous n'ayons jamais atteint la symbiose du groupe de Tsukuru, je me souviens y avoir aspiré, et m'être sentie bien, vraiment bien, prête à tout affronter dans le monde sachant que mes amies y vivaient à mes côtés. Aussi, j'avais très peur que cette amitié s'arrête un jour. Je devais l'avoir senti venir car ça n'a pas manqué. Au même âge que l'éclatement du groupe de Tsukuru. Et il est vrai que ce genre de blessure tend à ternir l'existence, à lui enlever de sa joie et de ses couleurs.

Tsukuru de son côté ne fait pas face à la dislocation des amitiés à l'âge adulte. Il fait face au rejet de celle-ci avant même son arrivée. A sa place, j'en aurais été malade. Peut être même plus que lui. Mais l'homme qui se définit vide et sans couleurs possède bien plus de ressources qu'il ne le croyait. Lâché en pleine mer, en pleine nuit dans une eau glaciale, il trouve la force de nager et de regagner la terre ferme. Même s'il lui faudra vivre des années de totale solitude pour cela.

Il ne fut pas facile d'entrer dans le roman. Les premières cinquantes pages n'étaient pas passionnantes, et il faut bien attendre de passer la centaine pour s'engager corps et âme à la suite de Tsukuru. Mais à partir de là, la magie opère et les pages s'avalent en un rien de temps.

J'ai peu aimé le personnage de Sara, bien qu'admirable et clairvoyant. Peut-être la plus ambigue dans le monde de l'ambiguité, je l'ai trouvée trop peu explorée, et donc peu compréhensible.
En revanche, j'ai été très intriguée des passages avec Haida. L'autre ami, l'ami d'après, celui qui réserva à Tsukuru le même sort (super pour l'estime de soi !), à croire qu'il est un damné de l'amitié.
Avec Haida on sent bien qu'on bascule dans le folklore japonais. Et si les japonais raffolent de ce genre de rappel au détour des récits, mes yeux d'occidentale en sont littéralement fascinés.

Très contemplatif, le roman allie nostalgie, regret, chagrin et mélancolie le long d'une plume très délicate, pudique et pourtant sincère, sans ne rien passer sous silence. Les sentiments décrits sont profonds, touchants. A l'image de Tskuru, ce personnage finalement très attachant.

J'ai beaucoup aimé la métaphore des couleurs. Les couleurs pour figurer la vie, délimiter les différences et les ensembles. Mais surtout pour traduire l'absence.


◆◆◆


Là où le bat blesse selon moi, c'est l'élan vers lequel se dirige le roman. Les éléments montent en puissance et ne retombent pas, non. On ne sait juste pas où finiront leur trajectoire. Un peu comme un tableau sur lequel n'est pas visible le point de fuite.

J'ai l'impression qu'il y avait une double lecture à faire de ce roman.
La possibilité de l'aborder de manière très terre à terre, en prenant les rêves et les fortes impressions intuitives pour des métaphores ou des décorations narratives dans le meilleur des cas.
Mais aussi la possibilité de l'aborder au sens plus littéral, en plaçant au coeur du récit ces moments de flou fantastique. Tsukuru est-il victime d'un démon ? Passe-t-il en effet dans un autre monde au fil de ses rêves ? N'est-il pas étrange qu'autant de choses intuitives et inexplicables gravitent autour de lui ?

Pour ma part, j'ai beaucoup aimé cet aspect très flou des choses, que j'ai trouvé brillamment distillé, avec de toutes petites touches de fantastique superposées sur un sujet très terre à terre.

Mais Murakami c'est aussi le maître du malaise contemporain, et tout le monde sait que la société japonaise en regorge. Ces longs passages, en lesquels on ne peut que se reconnaitre, témoignent très intelligemment du sentiment d'aliénation moderne.

En fin de compte, je retiens tout de même une vision très floue de ce roman, qui se dessine par touches d'impressions, et se termine en queue de poisson comme un tableau inachevé. J'avoue avoir eu beaucoup de mal avec la fin très frustrante, qui laisse absolument tous les questionnements amenés au cours de ces 350 pages en suspens. Vraiment pas cool, ça.


HARUKI MURAKAMI


Murakami nait en 1949 à Kyoto. Enfant unique, fils d'un professeur de littérature japonaise, il passe son enfance entre les livres et les chats. Il part étudier la tragédie grecque à l'université et fonde un club de Jazz à Tokyo. 

Ne supportant pas le conformisme de la société japonaise, il s'expatrie en Grèce, en Italie, puis aux États-Unis, où il enseigne la littérature japonaise à l’Université de Princeton et Harvard pendant quatre ans. En 1995, année du tremblement de terre de Kobe et de l'attentat dans le métro de Tokyo, Murakami décide de rentrer au Japon.
Il écrit son premier roman à 30 ans, tout de suite bien accueilli. Traducteur de Scott Fitzgerald, John Irving et Raymond Carver, il écrit une dizaine de romans, dont La ballade de l'impossible (1987) et Les amants de Spoutnik (1999)


Kafka sur le rivage (2002) inscrit définitivement Murakami parmi les grands écrivains japonais.

Etabli en tant qu'écrivain à succès, Murakami conquiert le monde notamment avec son raz de marrée 1Q84. L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (2014) est l'un de ses derniers romans. Son prochain roman, Le meurtre du commandeur, sort courant Octobre.  

Murakami est aujourd'hui l'écrivain japonais le plus traduit et le plus lu au monde. Depuis 2006, il est pressenti pour le Prix Nobel de Littérature et le perd de justesse en faveur de Mo Yan en 2012. 



Un beau roman sur l'amitié, la douleur du rejet, le temps qui passe et la résilience. La plume de l'auteur, subtile, et sa patte inimitable nous plongent dans un récit très flou dont il est difficile de saisir les contours. L'incolore Tsukuru Tazaki est un roman simple et à la fois complexe. Certains y voient l'évocation des difficultés d'une vie de tous les jours racontés avec délicatesse. Moi j'y vois l'histoire d'une douleur persistante sur laquelle se greffe une aura mystérieuse inexpliquée, comme je les aime, façon Murakami.


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