Je connais mal Sagan. C'est étrange. J'ai pourtant lu Bonjour tristesse, vu le biopic qui lui était consacré et englouti un sublime documentaire à son sujet. Mais j'ai toujours l'impression de ne pas avoir cerné Françoise Sagan. Son écriture ? Fine et délicate. Ses sujets ? Toujours très perspicaces. Son registre favoris ? J'ai bien du mal à le déterminer, justement.
Le pitch : Sur le Narcissus, une croisière de luxe bat son plein en cette période estivale. A son bord, couples de gens aisés, célibataires et autres habitués évoluent en huit clos le long de ces 10 jours de vacances. Si tout le monde y parait à son aise, il y a Clarisse, la femme fardée, outrageusement maquillée, alcoolique, en retrait des discussions, qui suscite bien des moqueries. A moins qu'il ne se cache quelque chose de plus épais derrière le masque de cette "pauvre Clarisse".
Les thèmes :
le mariage ◆ la Méditerranée ◆ l'aristocratie ◆ l'égoïsme
les grandes fortunes ◆ l'amour ◆ le pouvoir ◆ le désespoir ◆ la maltraitance
Aux premières pages, j'ai cru que j'allais m'ennuyer à mourir. La jet set française sur un bateau, avec ses us et coutumes et quelques commentaires un peu datés : j'étais à peu près sure de m'emmerder comme un rat mort.
Il a fallu se faire violence pour tourner les pages. Et puis au fur et à mesure, on apprend à connaitre les personnages, qui sont bien d'autres choses et plus encore que ce qu'ils veulent bien laisser paraitre. Et on s'attache à cette petite sociétés de gens de tous bords.
Il y a Simon Béjart, le producteur de cinéma qui vient d'être sacré à Cannes, nouvellement riche, qui s'offre un luxe d'un monde auquel il n'appartient pas, au bras d'Olga Lamouroux, petite starlette prête à tout pour graver les marches qui la mèneront vers la signature de grands contrats de cinéma.
Il y a Edma Baudet-Lebrèche, riche mondaine habituée au luxe et son mari Armand Baudet-Lebrèche, le morne et ennuyeux financier qui n'aspire à rien d'autre qu'à engranger des fortunes dont il ne sait que faire.
Il y a La Doriacci, la célèbre cantatrice qui raffole de chair fraiche. Et Andréas de Nemours, le jeune gigolo qui fond pour les riches héritières en âge d'être sa mère.
Il y a Charley Bolinger, le dandy mondain, qui tente de ne plus cacher son amour pour les hommes.
Il y a Julien Peyat, l'arnaqueur qui trimballe dans ses paquets un faux tableau de maître qu'il tente désespérement de vendre à quelqu'un.
Il y a le très séduisant Eric Lethuiller, journaliste communiste et sa femme Clarisse, héritière des aciéries Baron, alcoolique, femme clown au maquillage outrancier, celle de qui l'ont ri derrière son dos. Elle est la femme fardée.
Au milieu de cette petite société d'hommes et de femmes, c'est un tableau peint à l'acide qui se dessine sous nos yeux, où Sagan y oppose intelligemment le sens des apparences et celui du coeur. Tout est abordé dans ce roman : l'envie, l'argent, l'amour, le pouvoir, le mépris, la liberté...
A bord de cette croisière, au fil des jours les liens sociaux se tissent et se défont, les affinités se déplacent, les préjugés tombent et les complicités naissent là où on ne les attendait pas.
J'ai aimé le fait qu'en fin de compte, personne n'est dupe. La franchise est souveraine.
Comme dans toute satire sociale, le mariage occupe une place fondamentale. Et s'en prendra franchement plein la gueule. Des couples se font, se défont, des rencontres sont décisives, d'autres vite oubliées. Certains connaitront le bonheur, d'autres trouveront une fin tragique.
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Dans La femme fardée, l'auteur se penche plus volontiers sur le sort des femmes, pourtant moins nombreuses dans le roman.
Et plus particulièrement sur celui de Clarisse, martyrisée par les remarques de son mari, qui la rabaisse constamment et cherche chaque jour à la mettre à terre. S'il est parvenu à lui enlever le goût de vivre, quelque chose en elle résiste à ses assauts et Clarisse, au bord du gouffre, montre des signes de mal de vivre que le lecteur semble être le seul à percevoir. Pourtant, derrière cette étonnante apparence de femme clown maquillée à la truelle, les autres passagers sont très étonnés de découvrir en Clarisse une personne désarmante de charme qui souhaite simplement se protéger sous le poids d'un masque. Au fil de ces 500 pages, le lecteur sera ravi de voir la jeune femme timorée finir par reprendre pied, grâce à la bienveillance que cette croisière coûteuse mettra sur son chemin.
J'imagine que Sagan, qui fréquentait ce milieu de fortunés, s'est inspirée d'un certain vécu à l'écriture de ce livre.
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Pour ma part, j'ai été assez surprise par le ton de ce roman.
Ecrit dans les années 80 (certes, commencé dans les années 70), j'ai trouvé qu'il ne portait pas vraiment le souffle de son époque, et j'avais l'impression de n'être pas si loin d'un roman d'Edith Wharton, un siècle plus tôt.
Comme à l'époque, les personnages (et même les époux !) se vouvoient, et lorsqu'une femme donne son avis, c'est plutôt perçu comme outrageux, qu'il soit tranché ou pas (!!!). Au fil de cette ambiance un peu étrange, on se situe mal dans le temps avec La femme fardée. J'ai eu beaucoup de mal à me construire des images des personnages et de leurs modes, décrites comme très présentes et tres importantes dans le roman.
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Mais ce qui happe à la lecture et constitue le principal intérêt de ce roman, c'est bel et bien l'acuité du regard de Sagan.
J'ai beaucoup aimé sa manière de dépeindre les gens, en profondeur. Ce qu'il y a d'horriblement intime en eux, invisible au regard. Au fil de ses mots on s'immisce avec l'auteur sous la peau des personnages, et le compte rendu qui nous ai fait de leurs émotions, de leur être, conté avec le recul de l'observateur expérimenté, est d'une lucidité rare.
J'ai tout de même trouvé quelque chose de manichéen dans ce roman, comme l'était la tendance dans les histoires, films et livres quelques décennies plus tôt. Au début tout le monde nous semble sympathique. Puis l'histoire s'affine et il en émerge les gentils et les méchants. Les gentils sont auréolés d'une lumière supérieure et les méchants sont irrécupérables.
On dit que Sagan n'a jamais pu écrire de chef d'oeuvre. Si tel est le cas, on ne peut pas lui enlever le fait de maitriser avec brio la dissection des rapports humains, à l'appui d'un style d'écriture brillant.
Françoise Sagan née en 1935, fille déjà fortunée d'une famille aisée, marque déjà par son attitude haute en couleur dès l'enfance. Celle que Malraux appellerait plus tard le "charmant petit monstre" passe sa jeunesse à s'enivrer d'alcool aux cotés de la bourgeoisie de Saint Germain des près et ne cesse de lire les classiques.
Bonjour tristesse, son premier roman, écrit à 18 ans, non content de se faire publier, obtient le prix des critiques, décerné par un jury prestigieux, ainsi qu'un succès en librairie qui la propulse immédiatement sous le feu des projecteurs. Bonjour tristesse fait scandale en France. Mais pas autant que ne le fera l'attitude de Françoise Sagan tout au long de sa vie.
Mariages, divorces, alcoolisme, drogues, amour du jeu et des belles voitures... Sagan ne cesse de défrayer la chronique. Celle qui fut appelée la "Mademoiselle Chanel de la littérature" écrivit une vingtaine de romans, son genre de prédilection, fut amie d'un bon nombre de personnalités de l'époque, dont Sartre, n'oublia pas de s'engager politiquement en faveur de l'avortement et finit par préférer les femmes, avant de mourir en 2004 aussi désargentée que désenchantée de sa passionnante vie faite de tous les excès.
La femme fardée, qui ne partait vraiment pas pour m'enchanter, a su me séduire de justesse. Dans un esprit de satire sociale très français, on suit les traces de personnages variés plus ou moins fortunés qu'on pourrait bien croiser demain à la terrasse d'un bon restaurant, tant leur réalité nous semble universelle.
Attentif à leur sort, on suit leurs interactions et ententes dans le huit clos d'une croisière, à une époque où il était d'assez mauvais gout de descendre lors des escales. Avec beaucoup d'intelligence et de lucidité, Sagan dépeint leurs vraies natures surgissant de sous les apparences imposées par la bienséance
Je n'ai pourtant pas été enchantée de ce classique qui n'a tout simplement pas enthousiasmé mes goûts personnels, bien que l'envie de savoir la suite m'a titillée. Pour toutes ses qualités stylistiques et l'acuité transperçante du regard de l'auteur, La femme fardée mérite pourtant sa place en tant que classique dans la littérature moderne, pour peu qu'on soit réceptif à ce registre en particulier.
Super article qui apporte une analyse approfondie de l'histoire et de son auteure ! J'aime !
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