Anna Karénine ◆ Leon Tolstoï : scandale de moeurs et portrait social de la Russie du 19ème

2 avr. 2019



Absolument pas calée en littérature russe classique, je me suis dit qu'il était plus que temps de remédier à ce triste état de fait. J'ai donc choisi l'hiver pour me plonger dans ces mots lointains. Car quoi de mieux que la saison du grand froid pour partir à la conquête des maux de la grande Russie ?


Intimidée par Guerre et Paix (dont j'avais adoré le téléfilm français avec Clémence Poesy), j'ai tout de même choisi Tolstoï et sa grande tradition romanesque en me lançant à l'assaut des 1000 pages d'Anna Karénine, son épopée familiale très personnelle.

 

résumé


" Tous les bonheurs se ressemblent
mais chaque infortune a sa physionomie particulière. "



Le pitch : Anna Karenine, c'est cette très belle femme, joyeuse et pleine d'esprit qui épousa ce comte, de vingt ans son ainé, conformément à la tradition russe du XIXème siècle. Le pays, en plein essor, semble pourtant sortir de son carcan séculaire et, si l'on sent gronder la révolte paysanne russe en toile de fond, annonçant bientôt la révolution d'octobre, les jeunes gens choisissent désormais de se marier par amour. Anna, qui jusque là se satisfaisait de sa vie de mère auprès de son mari, ponctuée par les mondanités de son rang, finit par succomber au charme du comte Vronskï, bel officier le plus prometteur et le plus en vue de Moscou. Noyée dans la volupté de leur idylle, il n'est plus question pour Anna de vivre une vie sans amour, quitte à perdre son honneur.   


Les thèmes :

le mariage ◆ la condition de la femme  l'ennui  
la condition paysanne  la révolte  l'amour  l'aristocratie russe


résumé 


Il m’aura donc fallu un peu moins d’un mois pour venir à bout des 985 pages d’Anna Karénine.

Comme son nom ne l’indique pas, le roman de Tolstoï brosse le portrait de l’aristocratie russe du 19ème, peu avant son irrémédiable déclin et la prise de pouvoir bolchevique.

Curieusement, le roman ne tourne pas autour de son personnage éponyme. Les personnages qui gravitent autour d’Anna Karénine ne sont pas moins importants qu’elle et sont mis en porte-à-faux, vis à vis des choix de vie différents qu’ils feront tous. Tout en les comparant, Tolstoï ne les juge jamais, ce qui est un aspect toujours très agréable dans une lecture.

A l'opposé d'un roman de Jane Austen où il n'est question que d'amour, Tolstoï aborde tous les aspects de la société russe du 19ème, bien que le couple et le mariage occupent une place fondamentale dans ce roman.

Attention cependant, l'usage des noms au cours des premières pages peut compliquer un lecteur non averti. Au début, j'étais complètement perdue dans les dénominations des personnages. La politesse russe, qui impose d'appeler princes et des princesses une palanquée de titres de noblesse, sans parler de l'utilisation très récurrente des deux noms d'un seul et même personnage.

Si comme moi tu n'as jamais ouvert un roman de littérature russe, attends-toi à être surpris. Les personnages ont trois noms, le prénom, le patronyme (qui correspond au prénom du père) et le nom de famille. Certains de ces noms se déclinant en ev/ov ou evna/ovna, en fonction du sexe du personnage. Leurs prénoms, parfois en russe parfois en français dans le texte sont passibles de rendre encore plus confus le lecteur lorsqu'ils se déclinent aussi en surnoms.

Si je n'ai pas retrouvé la magnificence des mots d'un style à la Brontë ou à la Flaubert, l'écriture reste agréable, et j'ai particulièrement aimé la finesse d'observation de l'auteur, qui s'appuie sur de petits éléments tels que l'éclat d'un regard, la position d'une main, pour retranscrire un sentiment.

Malgré toutes ses qualités, on sent tout de même peser le poids des pages, certains passages s'étalant sur des phrases et des phrases à n'en plus finir.
Néanmoins on se prend vite à désirer connaître la suite de l'histoire et surtout les conséquences des événements.

J'ai aussi particulièrement aimé l'importance donné aux "petits riens" du roman : la vie à la campagne, la grossesse, la maternité, les disputes de couples... Tout ce qui fait le quotidien et finalement construit la vie dans son aspect le plus fondamental. Jamais Tolstoi ne les méprise, et on sent entre les lignes, par la justesse de son observation, l'expérience de l'époux et du père, et l'admiration qu'il a pour ces simples tâches du quotidien, dans cette habile façon de peindre le temps qui passe.


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Tolstoi oppose et fait s'affronter ses personnages, aux différents choix de vie et de point de vue.
Il y a les Oblonski, frivoles, mondains, épicuriens et insouciants, et pourtant aussi bons qu'agréables.
Alexis Karénine, la sagesse et la grandeur d'âme, sous un tempérament des plus austères.
Varenka, qui glisse sur les événements en se propulsant plus haut que les tracas, se vouant aux autres, complètement tournée vers l'adoration religieuse.
Le comte Vronski, à la fortune et la renommée très en vue, prêt à tout lâcher par amour.
Et le couple Lévine, la tête sur les épaules, qui se méfient de tout et aiment à vivre en autarcie dans leur belle propriété à la campagne.

Le personnage chouchou de l'auteur, c'est bel et bien Kostia Levine, le seul personnage à peu près tout le temps appelé par son nom de famille (on peut sans doute y voir une certaine parenté avec le prénom de l'auteur Léon "Lev"). D'une naïveté et d'une balourdise poignante, ce personnage aux qualités indéniables se ridiculise souvent aux yeux du lecteur du 21ème siècle. On sait pourtant que l'auteur lui prête en quelques sortes sa voix, s'appuyant sur son propre vécu pour charpenter les expériences du fier Lévine.

Quant au personnage d'Anna, à laquelle il est difficile de rester indifférente, mes sentiments ont été ambivalents. On la comprend, l'aime, se reconnait dans ses questionnements, on la plaint, on a envie de la suivre. Et puis Anna vrille, réfléchit à toute vitesse, se perd dans tous les sens, se rend ridicule et finit par me donner mal à la tête. Dans ses accès de jalousie, j'ai reconnu les problèmes irrationnels d'une amie, revu nos heures de conversations stériles, m'irritant au plus haut point.

Au regard de la chute je n'ai pour ma part plus pu me situer. En fin de compte, Anna Karénine était-elle une folle ? Sa situation l'a-t-elle simplement fragilisée ? Que fallait-il voir dans ses insécurités émotionnelles qui aurait pu éviter tout ça ? Une autre femme dans cette impasse aurait-elle été plus résistante ?
En fin de compte, Anna est son propre bourreau. Elle qui se dresse contre les conventions avec courage finit par sombrer de sa propre main. Ou comment Tolstoï finit par défoncer un personnage qu'il avait su magnifier.

Anna, loin d’Emma Bovary à laquelle elle est souvent comparée, s’en distingue par ce refus très moderne et très courageux des conventions, se libérant du mensonge, quitte à s’attirer les foudres de toute l’aristocratie du pays.

L'histoire d'amour entre Anna et Vronski figure pour l’auteur l’ultime preuve que l’aristo-bourgeoisie avec ses mondanités et ses frivolités, est la gangrène du pays. Tolstoï, homme qu’on pourrait appeler de nos jours anti-capitaliste, pour qui seule une vie d’abnégation, de modestie et de dur labeur, à l’instar du personnage de Constantin Levine, serait le salut de l’espèce humaine.

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Mais Anna Karenine c'est aussi l'occasion pour Tolstoï de discourir sur sa vision des choses, l'évolution de son raisonnement et les enjeux très précis de la Russie de la fin du 19ème.
Politique, religion et agriculture occupent une place importante dans les pages de l'auteur. Entendue comme telle, il s'agit d'une affaire d'hommes, où les gentilhommes russes échangent leurs points de vue sur le sujet, ce qui peut être assez barbant pour le lecteur du 21ème siècle, surtout s'il ne sait pas grand chose du contexte historique de la période (la sympathisance avec les Serbes, etc...).

Une grande partie du roman est consacrée à la condition paysanne. Au travers des yeux de Levine, on sent se brosser l'idéologie bolchévique, par la remise en cause du système aristocratique et de son égalitarisme injustifiable. Etrangement, cette prise de conscience semble échapper aux paysans, pris en otage par leur propre condition, laissant volontairement les capacités de réflexion à la classe dirigeante. D'ailleurs, si les appellations princes et princesses sont très courantes, à aucun moment il n'est fait mention du Tzar dans ces 1000 pages.

Le roman se conclue par une tirade sur la foi religieuse, souvent repoussée et méprisée en tant que doctrine au cours des événements. Une quête de sens et des réflexions assez peu pourvues de sens pour le lecteur du 21ème, qui aura bien du mal à se reconnaitre, ayant appris a se construire autrement. 

Tolstoï dépeint l'amour sous toutes ses formes, avec une mise en lumière sur la femme et sa capacité d'amour, de folie, de sacrifice et bien plus, signant là une oeuvre intensément riche en émotions. Emportée par la beauté de leurs prénoms russes, sans basculer dans le coup de coeur, j’ai bien aimé mes (nombreuses) heures passées en la compagnie de Kostia, Stepan, Alexis, Daria, Kitty (Ekatérina), Serioja et Anna et me suis laissée emportée par le sort de ses personnages, leur naïveté, leurs désillusions, leur lutte pour ne pas sombrer, du temps où le divorce faisait grincer des dents.





l'auteur


Léon Tolstoï (1828-1910), fils de bonne famille issu de l'aristocratie russe désargentée, nait avec un physique ingrat et une sensibilité exacerbée. Revêche, sombre et orageux, il décide très jeune que la gloire seule sera le but de sa vie. Descendant d'une grande lignée de personnages importants (dont Mamaï Khan, le puissant commandant Mongol), en politique comme en littérature, Tolstoï s'enrôle dans l'armée et s'illustre par son héroïsme au cours des guerres du Caucase et de Crimée.

En parallèle, il s'adonne à l'écriture, et relate ses souvenirs d'enfance qui seront publiés dans la revue Le contemporain sous les titres Enfance, Adolescence, et Jeunesse. De fil en aiguille, les bonnes rencontres le placent dans le cercle des écrivains côtés de l'époque. Mais pour l'ombrageux et solitaire Tolstoï, les attraits de la vie mondaine n'offrent aucun plaisir.

L'homme se réfugie dans la solitude de la campagne où, propriétaire terrien, il décide de se marier avec Sophie Behrs, fille du médecin impérial, de seize ans sa cadette. S'ensuit une période heureuse et prolifique où il rédige Les Cosaques, ses mémoires de guerre puis Guerre et Paix, sur lequel il travaillera dix années. Mais, rattrapé par son tempérament torturé, l'écrivain, obsédé par la pensée de la mort, s'assombrit et se délie de ses jours heureux.

Il écrit Anna Karénine en trois ans, avant de délaisser le format roman pour s'attaquer au format essais. Il en publie de nombreux, retranscrivant sa pensée anti-matérialiste, anarchiste et mystique chrétienne où l'écrivain, dissertant sur le sens de la vie, le trouve dans le travail manuel, la vie au contact de la nature, le rejet du matérialisme, l'abnégation personnelle et le détachement des obligations sociales. A la fin de sa vie, Tolstoï, qui est parti s'isoler de tout, meurt d'une pneumonie, non sans avoir cassé son testament, léguant tous ses droits d'auteur au peuple russe.  


conclusion

Un grand roman, qui ravira les amoureux de la Russie et les nostalgiques de Downton Abbay l'aristocratie occidentale du 19ème. Un peu lourd à digérer et parfois un peu rébarbatif dans ses 1000 pages qui n'en finissent plus de s'étaler sur des réflexions politiques et religieuses, Anna Karénine reste un monument de la littérature classique et on comprend pourquoi, tant est fine cette chronique du paysage social russe face à ses bouleversements du 19ème siècle.

Pour ma part, j'ai bien aimé cette lecture et me suis laissée emportée par le sort de ses personnages, leur naïveté, leurs désillusions, leur lutte pour ne pas sombrer, du temps où le divorce était synonyme de scandale.


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