Le labyrinthe des esprits ◆ Carlos Ruiz Zafon : poésie noire et chappe de plomb des années franquistes dans le Barcelone gothique

20 avr. 2019




On l'attendait impatiemment, ce quatrième tome. Depuis des années pour certains, d'autant plus qu'il se murmurait que Le labyrinthe des esprits serait le tome de clôture du fabuleux cycle du Cimetière des livres oubliés. Pour ma part je l'ignorais, mais me réjouissais à l'idée de pouvoir laisser de nouveau les mots de l'incroyable auteur espagnol nous relater les aventures du clan Sampere au coeur de cette Barcelone inquiétante.


Si j'avais aaaadoré L'ombre du vent et Le jeu de l'ange, j'avais moins aimé Le prisonnier du ciel, tome de transition qui lançait l'intrigue à l'assaut d'un autre pivot de son histoire : la cruauté sous les sombres années de la dictature franquiste. Ici Le labyrinthe des esprits, son dernier tome, enfonce les portes ouvertes, dans l'espoir de démêler le fil de tous les mystères rencontrés lors des précédents tomes.



Le pitch : Le temps a passé pour le clan Sampere. Et Daniel, désormais papa, a renoncé à courir les rues de Barcelone pour sonder ses mystères. Mais si les jours sont sombres en ces années de dictatures franquistes, le passé risque bien de se frayer un chemin jusqu'au présent : lorsque Mauricio Valls, ministre du régime franquiste, disparait, retrouver sa trace devient un enjeu de taille pour les puissants oeuvrant dans l'ombre. Ne serait-ce que pour endiguer la mémoire de ceux qui furent de sa main torturés, assassinés, enlevés ou disparus. S'engage alors pour Daniel, aux côtés d'Alicia Gris, inquiétante enquêtrice aussi dangereuse que la mort elle-même, la dernière aventure vers le lever du voile sur les sombres secrets de sa famille. 


les thèmes :
la vengeance ◆ Barcelone ◆ le souvenir ◆ le mystère ◆ la transmission
 les années Franco ◆ la liberté ◆ la littérature 




Pour commencer, je dirais que Le labyrinthe des esprits n'a rien d'un tome de conclusion. On ne le sent venir à aucun moment et la surprise de l'apprendre sera telle que pour ma part j'en suis tombée par terre. Quel dommage... J'aurais bien navigué encore une peu dans cette Barcelone pleine de mystères, le long du fil conducteur de l'écriture... 

Plus ambitieux, plus long, plus dangereux, plus intense, Le labyrinthe des esprits c'est plus de 800 pages d'intrigues et de suspens qui captiveront le lecteur sur des jours.

Pour ma part j'ai eu beaucoup de mal à rentrer dans le roman. Il m'aura fallu plusieurs semaines (ce n'est pas de moi) et plus d'une centaine de pages pour accrocher à l'intrigue. En définitive : il m'aura fallu l'arrivée d'Alicia, extraordinaire personnage qui m'a captivée d'un bout à l'autre du récit. 

Pourtant les retrouvailles avec Daniel Sampere, Fermin Romero de Torrès et toute la bande auraient eu de quoi me réjouir. Mais non, ce ne fut pas spécialement le cas cette fois-ci. Les voir empêtrés dans leurs obligations familiales m'a plutôt ennuyé, sans parler de quelques passages extrêmement sexistes qui ont eu le don de profondément m'énerver (on ne réveille pas une femme pour du sexe en appelant ça de la virilité ibérique, putain !). 

Les mots de Zafon sont toujours aussi envoutants. Du nectar qui glisse dans la gorge. L'écriture est fluide, riche, imagée, captivante et souvent philosophique. J'ai noté de nombreuses phrases dans mon carnet de citations. 





Mais la vraie réussite de ce tome-ci, ce sont avant tout ses nouveaux personnages.

J'ai très vite adoré Alicia Gris. Ce personnage est sans doute l'un des plus réussis de ces dernières années. Blessée à la hanche lors des bombardements de Barcelone, Alicia, orpheline miraculée, trainera toute sa vie une claudication et une dépendance aux médicaments qu'elle cache d'une main de maitre derrière un parfait jeu d'apparences et de pouvoirs. Aussi mystérieuse qu'inquiétante, pur produit du régime franquiste, il émane d'elle un certain parfum de mort et de chaos.

Belle, intelligente et effrontée, Alicia est habile à se jouer des masques et des miroirs.

J'ai particulièrement aimé le duo qu'elle formait avec Vargas, son homologue forcé, dans ce que j'ai trouvé la plus interessante partie du roman. 

Vargas le taciturne, Fernandito l'amoureux transi, Hendaya le ripoux, Leandro la doucereuse mano negra... Resserrés autour d'Alicia, tous formaient un bouquet de personnages aux dynamiques passionnantes que j'ai adoré suivre au cours de ces 800 pages.



Une fois n'est pas coutume, le lien est fait avec les trois autres tomes de la série. L'ombre du vent, avec le spectre de Julien Carax et l'amour de la littérature entre chaque ligne. Le jeu de l'ange, avec les ombres de David Martin et d'Isabella Gispert et Le prisonnier du ciel, sur lequel planent en masse les exactions du ministre Mauricio Valls. 

Si Carlos Ruiz Zafon a conçu ses romans comme autant de portes d'entrées parmi lesquelles on peut se glisser dans l'histoire, je pense pour ma part qu'il y a bien moins de sens à lire les romans de manière indépendantes ou dans le désordre. Respecter la chronologie me semble clairement être encore la meilleure option pour mieux comprendre cette dense histoire et ses mystères.






Au coeur de ce roman cette fois-ci, plus d'ombre spectrale ni de danger surnaturel. En ça, Le labyrinthe des esprits, comme Le prisonnier du ciel, est un moins gothique que les autres. 
Car cette fois-ci, le monstre c'est bel et bien le régime de Franco. 

On connait peu l'histoire du 20ème siècle espagnol, en définitive. La guerre civile et les années de plomb sont, pour moi en tous cas, des notions assez abstraites. Et si Hitler, Staline et Mao ont fait des leurs, on connait moins les exactions des dictateurs de nos pays pourtant voisins. Et moi, qui avait toujours remarqué la colère se peindre sur le visage de mon espagnol de beau-père au mot "Franco", je comprends désormais pourquoi. 

Mensonges, enlèvements, disparitions, omertas, vols d'enfants, tortures et assassinats se déclinent en masse et à grande échelle sur ses 800 pages au cours desquelles Zafon nous apprend que Barcelone était en quelques sortes l'arrière-résistance du pays au régime. 







Pour mieux compléter le puzzle, cette fois-ci, le roman s'offre quelques passages à la première personne. Des monologues, récits et point de vue de quelques uns des personnages. Je n'ai pas trouvé cette dynamique de forme particulièrement réussie.

Aussi, j'ai détesté le récit d'Isabella Gispert, personnage haut en couleur que j'avais pourtant adoré jusqu'ici. Les mots sous sa plume, je ne sais pas, ça ne collait pas. C'était un peu bête et sexiste. Sans parler du monologue final, celui de Juan Sampere, qui m'a paru sans saveur.

Bref, le roman souffre de quelques inégalités, ce qui ne m'a pas empêchée, une fois lancée dans les rails, de le dévorer en trois jours. 





Plaisir conséquent pour terminer, celui de retrouver les rues de Barcelone. Comme à chaque fois avec Zafon, j'ai adoré naviguer dans les rues de cette ville que j'adore. Les Ramblas, el Tibidabo, la Barcelonetta, el Raval, la station de métro Diagonal... C'est comme si j'y étais, main dans la main avec les personnages. En refermant ces pages, comme à chaque fois, me voici en train d'envisager un prochain viaje en Barcelona. 

Le roman se passe en hiver, on parle beaucoup des brumes de Barcelone. Pour ma part, je n'ai jamais vu Barcelone autrement que sous un soleil de plomb et ai bien du mal à m'imaginer tomber sur la ville cette atmosphère d'épais mystères. Même si les personnages le disent eux-mêmes, qu'il y eut la Barcelone d'avant et d'après les jeux olympiques, et que les derniers auras de mystères semblent avoir laissé place au tourisme de masse, Le labyrinthe des esprits m'a donné cette folle envie de partir sur les traces de cette Barcelone oubliée, en hiver sous la brume. Et je gage que je ne serai pas la seule à m'aventurer sur ce chemin. 





Carlos Ruiz Zafon, petit barcelonais cinquantenaire, issu d'un père assureur et d'une mère femme au foyer, grandit dans l'amour des récits, qu'il se fait dans sa tête dès l'enfance. A l'adolescence, il monte un fanzine avec des copains, finalement censuré par le directeur, jugé trop sanglant. 
Cet amour du fantastique et du gothique, le suivra toute sa vie. A 14 ans, il écrit un roman de 600 pages, ses premiers essais sérieux d'écriture. Son bac en poche, Zafon se dirige vers la publicité, où il excelle de nombreuses années et connait l'aisance financière. Mais il sent bien que la pub n'est pas vraiment son truc. Il s'essaye à la littérature jeunesse et s'arrête rapidement. Son truc à lui, c'est le roman, clairement. 

Sa marque de fabrique ? Cette veine gothique et mystérieuse, qu'on retrouve facilement dans ses romans. 

C'est bel et bien L'ombre du vent et son cycle Le cimetière des livres oubliés qui le propulsent au sommet avec plus de 14 millions de livres vendus en Espagne et dans le monde. L'engouement est sans précédent. Récompensé par de nombreux prix, traduit dans une multitude de langues, Zafon aime à raconter à quel point son premier éditeur n'avait pas parié un sous sur sa pépite, jugée trop peu commerciale. 

Désormais auteur à succès, Zafon et sa femme s'installent à Los Angeles, où il s'introduit également scénariste, en parallèle de la rédaction de ses romans. Il partage désormais sa vie entre Barcelone et Beverly Hills. Carlos  Ruiz Zafon est aujourd'hui l'auteur espagnol (encore vivant) le plus lu au monde. 



Carlos Ruiz Zafon, qui nous avait déjà habitués à de la qualité avec son grand chef d'oeuvre L'ombre du vent, conclue ici son cycle du Cimetière des livres oubliés en apothéose. 

Aux intrigues et mystères, tous plus riches les uns que les autres, déjà posés dans les précédents tomes, Le labyrinthe des esprits, noeud gordien de l'histoire, aura la lourde charge de démêler les fils entre eux. Pour ce faire, l'auteur nous entraine à la suite de personnages inoubliables, au coeur d'ambiances ténébreuses, le long d'une plume exceptionnelle... Un rare régal de lecture. 

On referme les pages de cette tétralogie avec des étoiles dans les yeux et cette impression douce et ténue d'emporter à jamais dans son imaginaire personnel la Barcelone gothique et embrumée de ce sublime cycle littéraire à mettre entre toutes les mains.

On a souvent demandé à Zafon à quand le plaisir de voir débarquer les personnages du Cimetière des livres oubliés sur grand ou petit écran. À ça il a toujours répondu "jamais", persuadé d'avoir écrit des romans quasi-cinématographiques, où le travail de projection est déjà fait par le lecteur. De plus, la dimension littéraire, l'amour des mots et du papier, autour desquels tourne l'intrigue des quatre romans, semblent pour l'auteur aller de soi : le meilleur hommage à rendre à la littérature, c'est encore de lui offrir des livres, pas des films. Et ça c'est pas faux, putain. Bravo Monsieur Zafon pour cette immense sagesse.