coup de coeur
Il y a des livres dont on sait déjà qu'ils nous emporteront, sans en avoir lu une seule page. J'ai plutôt tendance à les garder sous le coude, ces titres-là. Pour les moments où la vie me fera des crasses, pour les moments où j'en aurais besoin, de cette bulle d'évasion et de volupté. Ce fut le cas de Jude l'obscur, le dernier roman du grand auteur classique, Thomas Hardy.
Des années que j'avais envie de lire Jude l'obscur. Pour plusieurs raisons. Les thématiques, la musicalité du titre, le nom de l'auteur. Sa réputation de monument de la littérature anglaise. Tout en ce roman promettait un beau moment de lecture.
Et je ne m'y suis pas trompée. Jude l'obscur m'a transportée. J'ai avalé ses 480 pages en petits caractères en une seule journée. Jude a été le réconfort de mes heures de douleur. Jude me restera très longtemps dans le coeur et dans la tête.
résumé
Le pitch : Jude Fawley, modeste habitant d'un petit village du Wessex, s'est juré de dépasser la pauvreté de sa condition par l'étude. Déterminé à devenir savant, il partage ses journées entre dur labeur et nuits d'études auto-didactes. Mais lorsque, le moment venu, il se présente au concours des grandes universités de Christminster (ville imaginaire basée sur Oxford), c'est toute la société britannique qui se rit de lui et le serine plus ou moins gentiment de rester humble tailleur de pierre.
Alors, Jude le rêveur, Jude l'original, se retrouve pris dans les pièges d'une réalité où toutes les portes de ses désirs, honnêtes et sincères, achèveront de se fermer sous ses yeux, les unes derrière les autres.
avis perso
Jude l'obscur, publié en 1896, fit un tel scandale qu'il fut le dernier roman de Thomas Hardy.
Il n'en est pas moins à mes yeux, et de loin, son meilleur roman. Si j'avais beaucoup aimé Loin de la foule déchainée et Tess dUrberville, Jude l'obscur est un absolu coup de coeur, et pour cause : il s'agit là d'un immense chef d'oeuvre de la littérature.
Je confesse avoir connu l'histoire en amont de sa lecture, tombée sur le film (un coup de coeur aussi !) de 1996, avec Kate Winslet et Christopher Ecclecston dans les rôles titres. Ce n'est pourtant pas ce qui m'a donné envie de le lire. Le film se suffisait à lui seul, tellement bien abordé et exploré, qu'il ne laissait aucune question en suspens.
Ce qui m'a motivée à sa lecture, c'est son apparition récurrente en tant que classique dans de nombreuses références modernes. Notamment dans la série Broadchurch, où David Bradley, en vieil anglais bizarre tout désigné coupable lit Jude l'obscur et s'en enorgueillit, avant de se suicider suite à l'opprobre que suscitait son accusation, dont il était bien entendu non-coupable.
Il y a donc toujours eu un étrange parfum autour de ce livre qui me motivait à le lire. Et je ne m'y suis pas trompée.
Jude the obscure est certes un roman profondément sombre, peut-être le plus sombre de tous ces romans. Plus que Tess d'Urberville, avec lequel Hardy n'avait pourtant pas fait dans la dentelle. Mais c'est également, je crois bien, le roman plus lumineux que je n'ai jamais lu de toute ma vie.
Une fois de plus, j'ai beaucoup aimé le regard que l'auteur porte sur ses personnages. Avec la bienveillance qu'on lui connait, il ne les juge jamais, les enveloppe dans son cercle protecteur et les défend contre l'absurdité du monde.
Les personnages centraux de l'histoire, Jude Fawley et Sue Bridehead, ont quelque chose des inadaptés sociaux dont je raffole dans les oeuvres contemporaines.
Il s'agit de leur nature. Sensible, intuitive, tolérante, différente de celles de leurs contemporains, avec lesquels ils sont, sans le vouloir, en opposition totale et ce, sur tous les sujets. Ils ne la cherchent pas et ne la revendique pas, cette différence. Elle coule simplement dans leurs veines, et puis voilà, point. Ils n'en font pas toute une histoire et aspirent à vivre selon leur vision du monde, sans déranger personne. Mais ce sont le regard des autres et leurs actions qui les en empêcheront.
Pour ça, et pour bien d'autre choses, j'ai vraiment beaucoup aimé ces personnages. Et me suis même beaucoup trop reconnue en eux. C'était vertigineux.
Jude est un personnage extraordinaire de tolérance et de gentillesse. Respectueux de la vie, celle des hommes et des animaux. Travailleur acharné, homme fiable et agréable, Jude sait très tôt ce qu'il veut et se donne tous les moyens pour réussir. Une volonté de fer le guide au quotidien, le long de son intuitif attrait pour le savoir, en quoi il voit le sens de son existence sur Terre.
Il y a quelque chose de fort en Jude, une sorte de lourde légèreté. J'ai trouvé que Jude flottait au dessus de tous les autres personnages, cloués au sol de bêtise et/ou d'orgueil. Il est un être libre et passionné, aux fortes valeurs morales, qui n'a pas peur de s'ouvrir aux portes de l'amour, quitte à s'y sacrifier ou s'y noyer.
Sue, étoile d'intelligence et de charme, sait voir les choses et les saisir avec splendeur.
Artiste dans l'âme, la jeune fille croque la vie à pleines dents et n'entend pas se faire dicter sa conduite par qui que ce soit. Elle est libre parce que vivante, et sait qu'elle ne peut aller contre sa nature passionnée, spontanée et rieuse. Cultivée, elle n'omet pas de faire les bons choix pour avancer, quitte à faire grincer des dents. Sa personnalité plus complexe, en laquelle coexiste la femme dans tout son naturel mais aussi la femme éduquée, l'amène souvent sur le chemin des idées précurseuses, et donc scandaleuses. Sue refuse tout simplement le mariage, bien décidée à n'appartenir à personne. Son rejet des conventions, qui la tient pour une originale, lui attirera les foudres de ce qu'elle finit par idenitifier comme la puissance divine.
Jude et Sue, cousins au second degrés, s'éprennent vite l'un de l'autre. Ils trouvent chez l'autre une rare touche commune, une exceptionnelle harmonie, une sorte de bonheur peu commun et si délicieux qu'il n'échappe pas aux gens qui les observent.
C'était tellement beau à regarder. Tellement émouvant, de voir un lien comme le leur exister. Tellement rassurant, aussi.
Tous deux sont des personnages profondément sincères qui sont si peu adroits dans l'exercice du mensonge qu'ils ne s'y emploient guerre, quitte à en périr. Ils ne voient pas le mal dans leur conception des choses, et décident tout simplement de vivre en harmonie avec leur nature profonde. Et pour cela, ils vont se faire broyer.
Leur acariatre tante, dernière parente en vie, le leur avait pourtant répété : « Les Fawley ne sont pas faits pour le mariage : cela ne tourne jamais bien pour nous. Il y a quelque chose dans notre sang qui n’accepte pas d’être contraints à faire ce que nous subirions volontiers librement. »
Au travers de leur histoire, Hardy attaque directement la société victorienne, incapable de voir au-delà du corset de ses conventions.
L'élitisme et l'accès a la culture non pas au mérite mais à la naissance. Le sort des pauvres gens, incapables de s'extraire de leur pauvreté, moqués par les puissant pour oser essayer, moqués par les leurs pour oser y penser. Le regard indifférent des gens sur de nombreux enfants abandonnés. La mise à l'index de la société, pour ne pas avoir observé tous ses codes. La pression si forte exercée sur la femme, au point de lui faire s'auto-lobotomiser l'esprit sous peine de mort. Mais aussi la pression exercée sur l'homme en la personne de Philloston, cloué au pilori pour avoir consenti à rendre sa liberté à sa femme. Au lieu d'y voir une grandeur d'âme, l'opinion y voit une bêtise proche de la déviance, qui faillit lui couter la vie, tant les sanctions financières lui enserrent la gorge pour ne pas avoir réagi par la maltraitance.
Mais au-dessus de tout, Jude l'obscur est une attaque directe à la religion. Comme dans Tess d'Urberville, Hardy oppose la pensée hellénique, légère et nourricière, à la pensée religieuse, lourde et accablante. Ici l'auteur se sert de ses deux personnages en construisant un parcours croisé d'opinions religieuses.
Jude, plutôt croyant dans sa jeunesse, s'affranchit de Dieu en vieillissant tandis que Sue, en rejet de la religion dès l'enfance, finit par plonger dans le fanatisme religieux et s'enferme dans les liens qu'elle a fuit toute sa vie.
Pour toutes ces raisons, (mais surtout pour la dernière) Jude l'obscur fut accueilli par un scandale sans précédent en Angleterre. Rebaptisé Jude l'obscène, le roman, mis à l'index par les autorités religieuses, fut même brûlé sur la place publique par l'évêque d'Exeter. De quoi décourager Hardy d'écrire pour le reste de sa vie. Ce qu'il ne fit effectivement plus (putain d'humanité à la con).
Hardy a conscience que ses idées sont en avance sur leur temps. Que la société est vouée à changer, et le fera d'ici moins d'un siècle. Il est certain que les choses vont tourner comme il le dit. L'histoire lui a prouvé raison. Ne fallait-il pas être sacrément visionnaire pour comprendre bien avant tout le monde ce qui échappait à tous ?
De mon coté, en refermant le livre, j'ai eu bien du mal à avaler la pilule. Pourquoi avoir choisi comme titre Jude l'obscur ? Non parce que Jude est peut être le personnage le plus lumineux de toute la littérature, à vrai dire. L'explication réside pourtant dans son échec : Jude, qui cherche à tous prix la lumière en s'élevant, essaye de s'extraire de l'obscurité. Il n'y arrivera pas. Il restera donc Jude l'obscur, au sens anonyme et peu important du terme, malgré toutes ses tentatives.
l'auteur
T H O M A S H A R D Y
1840 - 1928
Thomas Hardy nait d'une famille modeste en 1840 à Higher Bockhampton, bourgade dans le Dorset. Fils d'un père tailleur de pierre, c'est sa mère, instruite, qui lui fait la classe jusqu'à sa scolarisation tardive. Etudes qu'il arrête jeune pour devenir apprenti chez un architecte local. A 22 ans, il part à Londres étudier l'architecture où il se montre brillant. Les lettres, il les apprend tout seul, en autodidacte, avec un penchant pour la poésie latine. Les écrits de Charles Darwin lui font perdre la foi religieuse, un deuil qu'il portera toute sa vie. Se sentant rejetté de la bonne société londonienne, il décide de rentrer dans son Dorset natal à 27 ans.
Il écrit d'abord des poêmes, sa forme préférée d'écriture. Il considère l'écriture de romans comme un gagne-pain. Il écrit son premier roman à 30 ans. Age auquel il rencontre celle qui sera sa première femme, Emma Gifford, sur le chantier d'une restauration.
Son premier grand succès littéraire, c'est Loin de la foule déchainée, publié en 1874. Suivront Le maire de Castlebridge en 1886, Tess d'Urberville en 1891 et Jude l'obscur en 1896.
Homme avant-gardiste, il est connu pour son traité très moderne de la condition de la femme. Son rejet de la religion fait de lui un auteur sulfureux peu reconnu de son vivant, malgré le succès de ses livres parfois vendus sous le manteau.
Tous ses romans s'appliquent à dépeindre les mœurs des gens de la campagne, à travers des êtres soumis à un destin implacable. La vie de l'auteur, longue et peu riche en soubresauts contraste avec celle de ses personnages, toujours en lutte contre leurs passions et les moeurs qui leur barrent la route.
Thomas Hardy décide d'arrêter l'écriture après le scandale retentissant de son roman Jude l'obscur. Il se consacre à ses poèmes et à une grande épopée théâtrale, jusqu'à sa mort en 1928 des suites d'une pleurésie à l'âge avancé de 88 ans.
Thomas Hardy tient aujourd'hui haut sa place au panthéon des auteurs classiques anglais. Il est autant étudié dans le milieu universitaire que lu pour le plaisir.
conclusion
Hardy signe avec Jude l'obscur une poignante histoire de déchéance, celle d'un jeune homme lumineux, dévoré par l'envie du savoir, vers une ascension sociale qui lui est refusée en raison de ses origines modestes.
On reconnait le génie lorsqu'un roman traverse le temps. Si c'est toujours le cas avec les oeuvres d'Hardy, j'ai trouvé que ça l'était d'autant plus avec Jude, clairement son meilleur roman à mes yeux.
Encore plus piquant, plus poignant et plus avant-gardiste que ses autres romans, Jude l'obscur très romanesque et très noir mets en scène une histoire d'une incroyable modernité qui résonne encore pleinement aux oreilles de notre siècle.
Au travers de Jude Fawley et de Sue Bridehead, deux personnages hors du commun, Hardy nous offre une des plus belles histoires d'amour de la littérature, ratifiée d'une cette acerbe critique du mariage qui fut un tel scandale à sa sortie qu'il dissuada Hardy de ne jamais reprendre la plume.
De mon côté j'ai été très, très, très émue par Jude l'obscur, un immense coup de coeur, qui compte sans doute parmi les livres les plus bouleversants que je n'ai jamais lus. Bref, un roman qui mérite amplement son statu de chef d'oeuvre de la littérature. A lire absolument.
L'avis sans fard de Lemon June : ici
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