Les forestiers ◆ Thomas Hardy, ascension sociale, promesses & infortunes villageoises

4 mai 2020



Il y a peu d'auteurs entre les pages desquels on peut être sûrs de passer un bon moment. A mes yeux, Thomas Hardy fait partie de ces auteurs-là. Après Loin de la foule déchainée, Tess d'Urberville et Jude l'obscur (mon coup de coeur), que j'avais beaucoup aimés, je me suis figuré que même un de ses romans les plus faibles, Sous la verte feuillée, a su remporter mon adhésion totale. 

Comme beaucoup d'adorateurs du fabuleux auteur classique britannique, je prends toujours plaisir à retourner dans le Wessex, cette région rurale de la glorieuse Angleterre du 19ème siècle. En marge de la capitale victorienne, ce sont les moeurs des gens de ce monde rural qui sont peints avec tant de talent qu'il est si facile de s'en faire des images à emporter avec soi. 

Cette fois-ci, c'est sur un de ses romans les plus méconnus que j'ai jeté mon dévolu, Les forestiers, dont Charlotte Parlotte faisait récemment une revue très élogieuse. Je dois dire que (comme souvent) elle avait atrocement raison. 



résumé 


Le pitch : Moqué durant son enfance, Mr Melbury, marchand de bois du petit village de Little Hintock s'est juré de prendre revanche : sa descendance sera instruite et s'élèvera au dessus de sa condition. Ainsi, Grace Melbury, sa fille unique, écope de la meilleure éducation possible et se trouve bien au-dessus des gens du pays, une fois ses années de pension terminées. Elle est pourtant promise à Giles Winterbone, simple forestier, avec qui elle a grandit, et qui ne lui a jamais caché son penchant amoureux durant toutes ses années. Les nouvelles perspectives que lui offrent son éducation sont pourtant aptes à l'élever plus haut dans la société. Mais ne voulant que son bonheur, son père aurait-il tort de la pousser dans les bras lointains de ce qui n'est pas propre aux solides joyeusetés du village ? 


Les thèmes : 

l'ascension sociale ◆ le 19ème siècle ◆ la dualité ◆ le raffinement ◆ le monde rural
la contradiction ◆ l'amour ◆ le mariage ◆ la droiture ◆ l'infidélité ◆ la passion ◆ l'infortune




avis perso



Lire Thomas Hardy s'avère toujours être une bonne idée. 
Pour ma part, j'ai lu Les forestiers en plein confinement. Je m'étais dit que les mots d'Hardy sauraient m'emporter loin de mes quatre murs asphyxiants. Je ne m'étais pas trompée : il y a dans la finesse des mots d'Hardy, cet attachement à la nature, cet amour de la terre qui me manque tant et tant depuis bientôt deux longs mois. En tête à tête au coeur de cette vie de villageois, des exploitants de la culture du bois, j'ai pris beaucoup de plaisir à l'acuité de ses descriptions : elles m'ont donné l'impression de me balader au contact de la nature le long de ces 400 pages. 




J'ai beaucoup aimé Les forestiers, injustement peu connu. J'ai trouvé qu'il égalait les chef d'oeuvres les plus connus de l'auteur (bon, peut-être pas Tess d'Urberville et Jude l'obscur, qui lui sont légèrement au dessus). Comme toujours chez Hardy, on retrouve ses thèmes de prédilections habituels, et son habileté à les manier : le monde rural britannique, la critique de la société victorienne, l'injuste condition de la femme, le doute religieux, le désir d'ascension sociale, le réalisme des trajectoires déchues, etc...


J'ai adoré plonger dans ce monde rural du 19ème, qui m'a fait voyager cette fois-ci dans le microcosme d'un village qui vit de l'exploitation du bois. Il y a la joyeuseté de cette petite société, avec le marchand de bois, le fabriquant de cidre, les hommes et femmes qui savent planter les mélèzes, le tourneur et Cawtree et les alentours boisés du village, cette forêt tantôt vue comme un ami providentiel, tantôt comme un ennemi dangereux.

Ici encore les personnages sont attachants et l'on ressent une profonde empathie pour chacun d'entre eux, tous pris à la gorge le long du corset étouffant de la société victorienne. 


Mr Melbury, partagé entre la promesse qu'il avait faite à son vieil ami, son amitié pour Giles Winterbone, ses ambitions et son amour criant pour sa fille unique, qu'il entraine sans le vouloir vers le malheur le plus certain. 

Mrs Charmond, jeune veuve fortunée, pliée le long du joug victorien, prise au coeur d'une oisiveté et d'une solitude en lesquels elle ne peut que compter que sur sa beauté pour la maintenir loin de l'ennui mortifère, quitte à faire fi de son bon coeur. (J'ai particulièrement détesté l'étiquette de "passion" sous laquelle se classe la conclusion de son funeste destin). 

Mr Fitzpiers, le médecin au coeur changeant, plus occupé à suivre ses soubresauts qu'à cheminer le long d'une ascension sociale du au labeur, peut-on vraiment lui reprocher cet égoïsme ? Oui, tout de même un peu. Toujours est-il que sous les aspects les moins reluisants de son caractère subsiste un homme apte à faire le bien. 

Giles Winterbone, l'homme de coeur, la droiture et l'honnêteté même, pas très loin du personnage de Gabriel Oak de Loin de la foule déchaînée, qui derrière ses manières héritées de son éducation rustaude reste une des personnes les plus fiables et les plus louables du roman.

Et Marty South, un personnage que j'ai particulièrement aimé, relégué indéfiniment au troisième plan dont les souffrances n'intéressent personne et qui pourtant, du haut de sa petitesse est d'une grandeur d'âme à faire pâlir tous les autres êtres des alentours. 

Pour finir, Grace Melbury, le personnage principal, semblera terne et démodé à nos yeux de lecteurs du 21ème siècle. Soumise et influençable aux souhaits des autres, peinant à exister face aux désirs des hommes, elle est la belle et délicate jeune fille, archétype féminin fragile et cible de toutes les convoitises. Les hommes la façonnent tant qu'elle est incapable de sonder en son propre coeur et de faire preuve de la moindre force de décision pour elle-même, jamais encouragée à porter sa propre voix. Il y a pourtant chez Grace, ployée plus que tous les autres sous le joug victorien, ce petit quelque chose d'attachant pour un personnage dont l'amour paternel brisa les reins. Plus instruite que les gens du village qui n'osent pas la fréquenter, elle reste pour les gens du monde, une simple fille de paysan, malgré des manières plus proches des leurs que des siens. De ce fait, elle flotte dans un entre-deux difficile à vivre, la poussant finalement dans les bras de la solitude, ne lui offrant en fin de compte q'un choix entre l'opprobre, le malheur ou le recueillement dévot. 

Comme toujours chez Hardy, j'ai aimé l'immense douceur du regard que pose l'auteur sur ses personnages, qu'il ne juge jamais et à qui il offre systématiquement une porte de compréhension au lecteur. On devine sa révolte et sa critique sous-jacente des fondements les plus étouffants de la société victorienne, tant dans ses lois morales que dans ses lois légales, dont on peut même avoir un aperçu explicite, ce qui est plutôt rare pour un roman de l'époque.






l'auteur

T H O M A S   H A R D Y 
1840 - 1928


Thomas Hardy nait d'une famille modeste en 1840 à Higher Bockhampton, bourgade dans le Dorset. Fils d'un père tailleur de pierre, c'est sa mère, instruite, qui lui fait la classe jusqu'à sa scolarisation tardive. Etudes qu'il arrête jeune pour devenir apprenti chez un architecte local. A 22 ans, il part à Londres étudier l'architecture où il se montre brillant. Les lettres, il les apprend tout seul, en autodidacte, avec un penchant pour la poésie latine. Les écrits de Charles Darwin lui font perdre la foi religieuse, un deuil qu'il portera toute sa vie. Se sentant rejetté de la bonne société londonienne, il décide de rentrer dans son Dorset natal à 27 ans. 

Il écrit d'abord des poêmes, sa forme préférée d'écriture. Il considère l'écriture de romans comme un gagne-pain. Il écrit son premier roman à 30 ans. Age auquel il rencontre celle qui sera sa première femme, Emma Gifford, sur le chantier d'une restauration.

Son premier grand succès littéraire, c'est Loin de la foule déchainée, publié en 1874. Suivront Le maire de Castlebridge en 1886, Tess d'Urberville en 1891 et Jude l'obscur en 1896. 

Ses romans fuient toujours la capitale londonienne pour prendre place à la campagne, dans une région imaginaire, le Wessex, reconnue comme étant le miroir de son Dorset natal.
Homme avant-gardiste, il est connu pour son traité très moderne de la condition de la femme. Son rejet de la religion fait de lui un auteur sulfureux peu reconnu de son vivant, malgré le succès de ses livres parfois vendus sous le manteau.

Tous ses romans s'appliquent à dépeindre les mœurs des gens de la campagne, à travers des êtres soumis à un destin implacable. La vie de l'auteur, longue et peu riche en soubresauts contraste avec celle de ses personnages, toujours en lutte contre leurs passions et les moeurs qui leur barrent la route. 

Thomas Hardy décide d'arrêter l'écriture après le scandale retentissant de son roman Jude l'obscur. Il se consacre à ses poèmes et à une grande épopée théâtrale, jusqu'à sa mort en 1928 des suites d'une pleurésie à l'âge avancé de 88 ans.

Thomas Hardy tient aujourd'hui haut sa place au panthéon des auteurs classiques anglais. Il est autant étudié dans le milieu universitaire que lu pour le plaisir.



conclusion


Un très bon roman, dans la lignée des chef d'oeuvres classiques de Thomas Hardy. On retrouve dans Les forestiers les grandes thématiques et grandes inclinaisons qu'on adore chez Hardy : peinture fine du monde rural, heurts aux murs des verres dans l'exercice de l'ascension sociale, critique de la société victorienne et de la place réservée aux femmes. Les forestiers, comme Tess d'Urberville et Jude l'obscur s'inscrit dans le registre du drame sentimental et sociétal. Ayant été écrit avant ces deux géants, j'ai trouvé qu'il les préfigurait en terme de réalisme, l'intrigue étant tout de même assez sombre : on sait qu'Hardy devenant de moins en moins optimiste avec l'âge (vu la façon dont étaient considérées ses idées en avance sur son temps, on le comprend).  


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