La passe miroir ◆ Christelle Dabos, esprits de familles, arches suspendues et puissance de l'imaginaire

3 juin 2021




A peu près dix ans après tout le monde, j'ai fini par me pencher sur le cycle de La passe miroir, le grand succès de ces dernières années au rayon littérature fantastique. Ces romans, je les ai croisés de nombreuses fois avec envie, ses magnifiques couvertures coiffant toujours les têtes de gondole. Vu l'engouement général chez les lecteurs, je n'avais aucun doute sur le fait de passer un très bon moment entre les pages des mots de la française Christelle Dabos. S'il y eut un profond décalage entre l'idée que je m'en étais fait et la réalité (j'en attendais surement trop), La passe-miroir reste une oeuvre à mettre en toutes les mains, surtout celles des amateurs de littérature fantastique.
 


résumé

Le pitch : Ophélie, petite animiste introvertie se console de sa maladresse derrière ses lunettes, son écharpe et son amour des vieilles choses. Ses dons sont singuliers : elle peut lire les objets et traverser les miroirs, à l'image de son clan et des pouvoirs de sa famille. C'est pourtant elle qui est choisie pour épouser Thorn, fils du redouté clan des Dragon de l'arche du Pôle. La voilà donc sommée de quitter les siens et de suivre son implacable et rude fiancé à la Citacielle, capitale flottante du Pôle. Thorn, qui n'a pas l'air plus réjoui qu'elle à la perspective de ce mariage, lui annonce les choses sans fard : elle ne survivra pas l'hiver, dans ce monde hostile et tyrannique qu'est l'arche du Pôle. Sommée de tout de même tirer son épingle du jeu sous peine d'excommunication des siens, Ophélie affronte les traitrises et la violence des habitants du Pôle, devenant sans le savoir le jouet d'un complot mortel. 



avis perso

La passe-miroir, c'est donc ce fameux succès littéraire publié chez Gallimard Jeunesse. Pour autant, mérite-t-il d'être estampillé Jeunesse ? J'aurais plutôt tendance à dire que non, car si le roman ravit les ados, toute adulescente que je puisse être, je remarque que la communauté de fans qui s'agite autour de ces romans gravite autours de la trentaine, d'anciens lecteurs des grands succès publiés chez Gallimard Jeunesse, donc.

Gallimard Jeunesse, c'est d'ailleurs cette maison au flair incroyable à qui l'on doit tout de même Harry Potter, et A la croisée des mondes, deux références pilier dans le monde de la littérature fantastique jeunesse. 

Dans la lignée des émotions fortes que nous avaient fait ressentir ces deux cycles de romans (toi-même tu sais, surtout si tu es toi aussi un enfant des années 90), La passe miroir, sans égaler ces deux références, s'inscrit dans leur héritage. L'immersion est totale, les heures filent, les pages défilent, quoi, 3h viennent juste de passer sans que je m'en rende compte ? Plus de 2000 pages, de nombreuses heures de lecture au creux du monde de Christelle Dabos qu'on a peine à quitter. L'attente a du être difficilement soutenable pour ceux qui ont lu les tomes au fur et à mesure de leur parution. 

Pour ma part, je les ai lus d'un trait et je m'en félicite, car la lecture aurait été nettement plus difficile autrement : les romans de La passe miroir se fondent autour d'une intrigue complexe dont, même en étant très attentif à la lecture, on peine parfois à comprendre les clés.


La passe-miroir, c'est avant tout des personnages agréables et marquants, qu'on quitte à regret une fois les 2000 pages refermées. 

Ophélie, sa maladresse, son manque de beauté, ses robes démodées, son entêtement, ses dons singuliers. Sa passion des vieux objets, sa déontologie pour pouvoir les lire, sa patience extrême face aux difficultés placées sur son chemin, son écharpe flottante au gré de ses humeurs, son courage face à l'adversité, son épanouissement et son power up au fil des tomes.

Bérénilde, la très charismatique tante de Thorn, femme de cours redoutable à l'influence étendue, qui joue de ses atouts pour mieux poser sa marque et son pouvoir dans l'univers impitoyable de sa naissance. 

Farouk, l'esprit de famille du Pôle, personnage entre cruauté et tendresse, qu'on redoute et craint avant d'en admirer le caractère rebelle, en quelques sortes. 

La mère Hildegarde, un personnage que j'ai pour ma part beaucoup aimé, trouble et ambigu, grand architecte capable de sculpter le vide, dont l'ombre flotte étrangement au fond des grands complots. 

 La tante Rosaline, détestable et pénible au début, adorable à la fin, plus ou moins à l'image de toute la famille nombreuse d'Ophélie, excepté le grand oncle.
 
Archibald, le très adroit ambassadeur, plein de charme, excentrique et fin d'esprit.

Le Chevalier, glaçant personnage, enfant de dix ans particulièrement puissant et imprévisible, incapable de faire la distinction entre le bien et le mal. J'ai trouvé dommage son traité si manichéen alors qu'il a eu bien des raisons d'être ce qu'il est.

Renard, le très débrouillard sans-pouvoir du Pôle, hissé malgré lui dans les complots de la cours.

Mais mon coup de coeur intersidéral, c'est bien-sûr Thorn. Ça ne s'annonçait pas du tout être le cas, et je me suis surprise moi-même à m'attacher à ce personnage au fil des tomes. Rigoureux, taiseux et hautain, il est l'homme le plus détesté du Pôle et s'en contre-fout. Il faut des pages et des pages avant que le personnage ne trahisse la moindre émotion, mais lorsqu'il se laisse enfin aller à les exprimer, c'est d'une candeur si touchante. Le tandem très atypique qu'il forme avec Ophélie m'a beaucoup plu, en définitive. 


Du point de vue du style, l'auteur qui n'est déjà pas spécialement mauvaise, s'améliore clairement de tome en tomes. J'ai trouvé son style efficace, imagé, parfois même plutôt intelligent et me suis surprise à noter quelques phrases, surtout au cours des derniers tomes. J'ai aussi trouvé Christelle Dabos particulièrement bonne au niveau des dialogues, où à mes yeux elle se distingue. Je me rappelle m'être dit de nombreuses fois "putain cette phrase c'est la phrase la plus intelligente à dire dans une situation pareille, prends exemple". 

Mais le point fort de Christelle Dabos, c'est plutôt sa narration. Rythmée, intelligente, progressive et bien dosée, le lecteur ne se pose aucune question, incapable de lâcher le livre pour prendre du recul, se laissant porter par le flot des pages.


Les influences de l'auteur sont facilement perceptibles au cours de la lecture. Les arches et les personnages ont parfois des airs de folklore échappés d'une esthétique d'un film d'Hayao Miyazaki, tandis qu'un peu d'Harry Potter et Alice au pays des merveilles sont perceptibles tout au long de l'histoire. Si je n'ai pas été étonnée de lire que Christelle Dabos s'est déclarée influencée par le film d'animation Le roi et l'oiseau en lequel j'ai ressenti une certaine similitude d'esthétique, j'ai aussi cru reconnaitre un certain Ciel du manga Black Butler dans le personnage du Chevalier. On croise aussi certaines influences steampunk tandis que l'époque victorienne et la cours de Versailles se frayent un chemin dans le décor et les règles sociétales.



Du point de vue des tomes, j'avoue avoir préféré le premier et le dernier, un peu surprise de la direction prise et de la conclusion finale, assez lointaine de ce vers quoi j'aurais voulu aller. 


Les fiancés de l'hiver, où l'on rencontre Ophélie, qui rencontre Thorn, son horrible fiancé mutique, qu'elle se doit de suivre au Pôle, une terre hostile gangrenée par des intrigues de cours où chaque famille essaie de supprimer les autres, quand les violences ne sont pas intra-familiales, où le danger semble être partout et où Ophélie se cogne la tête contre de nombreuses circonstances qu'elle peine à comprendre. 

Les disparus du Clairdelune, où Ophélie, enfin maitresse de son identité, se retrouve embarquée contre son gré sous l'oeil rapproché de Farouk, où l'on comprend qu'il se trame des choses étranges au Pôle, avec la disparition de personnages importants dans un des quartiers les plus sécurisés de la Citacielle, où l'on comprend aussi qu'un vaste complot qui s'étant au delà des arches du Pôle et d'Anima vise à faire disparaitre certains aspects du passé, véritable objet des actions de Thorn, qui finit par se compromettre.

La mémoire de Babel, où Thorn a disparu de longues années et où Ophélie se perd dans l'inaction avant de partir à sa recherche sur l'arche de Babel, où la hiérarchie sociale est pesante et les mystères sont nombreux, où Ophélie et Thorn tentent en vain de comprendre les origines du présent dans les archives de Babel, tandis qu'il s'en veulent mutuellement et font route séparément. 

La tempête des échos, où l'on comprend enfin à qui l'on a à faire, entre l'Autre et Dieu, mêlés aux pesantes facettes des échos, où le monde tel qu'on l'appréhende menace de s'écrouler, où la lumière est faite sur la véritable nature des esprits de famille, où Thorn et Ophélie oeuvrent enfin ensemble, main dans la main afin de gagner leur liberté et accessoirement d'empêcher le chaos. 


Un bémol tout de même, une grosse frustration pour ma part : le monde imaginé par l'auteur, riche et foisonnant, est complètement sous-exploité. Il y a des dizaines d'arches, des dizaines d'esprits de famille, dont on nous apprend l'existence, qui nous intriguent bien évidemment, et qu'on ne rencontrera pourtant jamais. De mon côté, j'ai cru péter un plomb en comprenant que l'auteur ne nous mènerait même pas à la découverte d'Arc-en-Terre.


Quant à la conclusion, j'ai pour ma part conçu quelques déceptions. Notamment le personnage de Victoire, aussi insupportable que n'apportant pas grand chose, alors que sa naissance était teeeellement attendue, et le fait que nous ne croiserons plus vraiment-vraiment les personnages que nous avions appris à aimer, comme Bérénilde, la tante Roseline et Archibald, par exemple. 





l'auteur

Christelle Dabos nait à en 1980 sur la Côte d'Azur. Elle grandit à Cannes, dans une famille de musiciens. Son père, clarinettiste, sous-directeur du conservatoire, sa mère harpiste, son frère pianiste, sa soeur flutiste. Tout le monde joue d'un instrument sauf elle. Sont truc à elle, c'est la littérature. Elle compose ses premiers textes sur les bancs de la fac, notamment active dans la fanfiction, côté fandom Harry Potter, et centrée sur le Professeur Rogue. Amoureuse des livres, elle s'installe en Belgique et se destine au concours de bibliothécaire quand le diagnostic tombe : cancer de la mâchoire à 27 ans. 

Rescapée d'une lourde chirurgie reconstructive, elle s'isole, du à son inconfort face à son apparence. C'est dans l'écriture et sur les forums des méandres d'internet qu'elle trouve refuge, notamment sur Plume d'argent. C'est le début de La passe miroir. Elle publie les chapitres au sein de cette communauté, tient compte des avis des autres, et décline le conseil d'un membre qui lui conseille de soumettre son manuscrit au concours Gallimard Jeunesse. Une heure avant la clôture du concours, Christelle se décide finalement à envoyer son manuscrit et contre toute attente, finit lauréate et signe un publication chez Gallimard. 

Son premier roman, Les fiancés de l'hiver, parut en 2013, reçoit le Grand prix de l'imaginaire en 2016, suite à la sortie de son second tome, Les disparus du Clairdelune (2015). Suivront La mémoire de Babel (2017) et La tempête des échos (2019). Et tandis que chaque tome est très attendu par une grande communauté de lecteurs francophones, La passe miroir chemine vers une traduction aujourd'hui estimée en 17 langues. Avec La passe miroir, Christelle Dabos est actuellement considérée comme un auteur de première ligne dans le paysage de la littérature jeunesse francophone.




conclusion


Lauréat du concours Gallimard, lauréat du Grand prix de l'imaginaire, La passe miroir est une référence à ne pas rater pour qui n'a ne serait-ce que le moindre penchant pour la littérature fantastique. Véritable ode à l'imaginaire, c'est sous la plume maitrisée d'une jeune auteur française qu'on cale le rythme de nos souffles, embarqués loin, très loin de nos plus stables réalités.

Les romans de Christelle Dabos ne sont pas sans défauts et certains petits aspects font parfois grincer des dents (la sous-exploitation de son univers génialissime, par exemple), mais la richesse et la densité de ces quatre tomes portent en eux une atmosphère, des éléments, des personnages inoubliables. 

De mon côté j'ai refermé les pages de La passe miroir les yeux pleins de larmes, et j'ai ressenti ce petit tintement du coeur, ce petit immobilisme, ce petit vide mental caractéristique du bon moment qui s'achève. 

Les romans s'adressent à tout le monde, mais plairont probablement davantage aux héritiers d'un temps où la littérature fantastique jeunesse faisait briller les yeux car plutôt rare. 

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